Toute ta vie est là-dedans
- vincentdierickx
- 24 mars
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 avr.
La nouvelle création de Vladimir Steyaert, Scarlett et Novak, adapte le texte percutant d’Alain Damasio, qui met en scène la dépendance d’un adolescent au monde numérique.

par Vladimir Steyaert
À la lecture de Scarlett et Novak, j’ai été frappé par la radicalité du propos d’Alain Damasio et par la théâtralité de son texte. On est en effet très loin de Michel Serres et de sa Petite Poucette qui voyait dans la révolution numérique une possibilité pour les jeunes générations d’émancipation et d’accès universel à la connaissance. Ici, le numérique, et plus précisément les smartphones, apparaît comme une addiction qui aliène les adolescents en les coupant du monde extérieur.
La première mise en scène de la compagnie, Débris de Dennis Kelly, racontait la manière dont la profusion d’images télévisées transformait et réduisait l’imaginaire des adolescents. Monter Scarlett et Novak aujourd’hui en est la continuité.
Ce qui est très puissant dans la dystopie que propose Damasio, c’est que l’humain devient l’esclave de sa machine. Pire, comme dans la Dialectique du Maître et de l’Esclave d’Hegel, c’est qu’il n’arrive pas à exister sans elle.
La grande force du texte est que, dans un premier temps, il met en avant la fascination que la technologie peut exercer sur nous. À la manière de la série Black Mirror, le smartphone devient un outil avec des attributs humains : il nous parle (Scarlett l’intelligence artificielle est une référence au film Her de Spike Jonze où le protagoniste tombe amoureux de la voix de son IA incarnée par Scarlett Johansson), devient notre confident et détient tous nos secrets qu’ils soient amoureux ou encore bancaires. L’univers qu’Alain Damasio décrit est très proche de notre contemporanéité : Siri existe déjà ; les smartphones nous envoient des notifications sur nos temps de marche ou d’écoute ; les algorithmes nous proposent des choix de musique, de publicité, de vidéo ; on ne consulte plus de cartes routières mais nous nous laissons guider par des GPS qui calculent le meilleur itinéraire ; on peut payer sa baguette de pain avec son smartphone...
On assiste même depuis quelques mois à une véritable révolution technologique avec l’apparition en ligne d’intelligences artificielles comme ChatGPT, agent conversationnel très performant qui brouille encore plus les frontières entre humain et machine ou encore Dall-E 2, programme capable de créer des images à partir d’indications textuelles. Ainsi, le monde dans lequel évolue Novak est sans doute celui dans lequel nous pourrions évoluer dans quelques années.
En s’adressant aux adolescent.e.s (et à leurs parents !), ce texte met en garde sur un risque inhérent à l’addiction aux technologies : la perte du monde sensible. Nous savons tous qu’un monde sans smartphones est quasiment impossible aujourd’hui à moins de changer radicalement de mode de vie. La vertu de ce texte est donc de créer une matière à réflexion sur le monde qui nous entoure. Souhaitons-nous continuer à vivre à travers le prisme des machines tout en continuant à nier le monde extérieur et la nature qui nous entourent ?
À la manière de la course qu’il raconte, le texte de Damasio est très nerveux, très saccadé. Il alterne entre moments de récit et moments de dialogues entre Novak et Scarlett. Le texte originel comporte 4 personnages : Novak, un adolescent accro aux écrans ; Scarlett, l’I.A de son brightphone (c’est ainsi que l’auteur nomme les smartphones) ; les deux agresseurs de Novak. Nous faisons le choix de nous concentrer sur les 2 personnages éponymes en convoquant deux comédien.ne.s au plateau, chacun ayant son propre espace : un "technococon" pour Novak, et un espace post-apocalyptique pour Scarlett.
Afin de renforcer le point de bascule dans le rapport de Novak aux nouvelles technologies, nous souhaitons d’abord créer un univers dystopique où ces dernières sont omniprésentes tout en exerçant une fascination chez les spectateur·rices.
En opposition à ce cube numérique, l’espace l’entourant signifiera un monde post-apocalyptique à la manière de Blade Runner ou Mad Max. Du faux sable et des débris de meubles se trouveront sur le reste du plateau afin de créer une opposition entre la course effrénée vers la technologie et la réalité du réchauffement climatique et d’un possible effondrement civilisationnel. Cet espace sera celui de Scarlett.
La notion de technococon est imagée.
J’ai le sentiment qu’on s’est lentement inséré dans une espèce de chrysalide de fibre optique et qu’on interface le monde essentiellement par le smartphone, les écrans et les laptops.
On dispose de tout un ensemble de services, d’applis et de technologies qui conjurent le rapport direct au monde.
Désormais, nous n’avons plus besoin d’être confrontés directement à autrui.
On peut passer par la visio, par des messageries ou encore par l’écrit au lieu d’être à la voix.
Il existe aujourd’hui plein de stratégies de contournement du rapport humain rendues possibles par ces technos.
C’est pareil pour le rapport au monde et dans la construction du rapport à soi.
Alain Damasio
Scartlett et Novak
10.04 · 20:00
Le Théâtre, place Communale, La Louvière
durée : 1:00
€ 19 · 15 · 10 · 5 · Article 27