PIEDS NUS (Votke bobik)
- vincentdierickx
- 25 mars
- 4 min de lecture
Tout commence par un cahier d’écolier, humble mais précieux, confié par Anna à sa fille Agnès. Ce cahier renferme les souvenirs d’Hagop, grand-père silencieux et énigmatique, témoin du génocide arménien de 1915-1916 et des errances qui ont suivi. De Diyarbakir à Marseille, en passant par Mossoul et Belfort, ce récit esquisse le parcours d’un réfugié arménien, fuyant les horreurs de l’Histoire pour bâtir une nouvelle vie. À travers les mots retranscrits par sa mère, Agnès retrace ce voyage au fil des lieux, des blessures et des espoirs.
"Le mot histoire est un peu prétentieux. Rien n’est romantique dans l’histoire de ces gens ballottés en équilibre entre la misère, les rêves, l’amour simple et sans condition pour leurs enfants, et le travail qui leur rendait l’honneur. Voilà quelques petits grains que j’ai conservés précieusement dans ma main, intacts, et que je vais égrener avec plaisir. Je n’ai rien inventé." (Anna)
Et pourtant il s’agit bien d’une histoire, d’histoires, d’Histoire. Le jour où Agnès Guignard reçoit des mains de sa mère Anna un cahier d’école dans lequel celle-ci a retranscrit le récit de vie d’Hagop, le grand-père d’Agnès, commence pour l’actrice et autrice de Pieds nus (votke bobik), le trajet du saumon… Celui qui remonte la rivière où il est né.
Enfant, elle a connu son grand-père, cette présence silencieuse au sourire énigmatique, qui ne parlait qu’en arménien, à sa fille. Le cahier à l’écriture brute et sans commentaire est donc celui des confidences d’Hagop vues depuis le prisme d’Anna.

D’abord habitée par la question de la vérité, notamment en visitant les Archives du Territoire de Belfort dans l’est de la France où Hagop a immigré en 1923, Agnès est confrontée à ce que la vérité peut comporter de parcellaire et de fragile, et s’approprie aujourd’hui ce récit de transmission en le portant dans son propre langage, celui du théâtre.
Diyarbakir, Mardine, Mossoul, Alep, Bagdad, Beyrouth, Marseille, Belfort … Histoire de ce qu’a traversé ce réfugié arménien fuyant le génocide de 1915-1916. Histoire d’une survivance, d’une échappée et d’une mémoire qui ne veut pas mourir. Histoire aussi en filigrane du chemin partagé avec humour et joie de vivre entre une mère et sa fille. Le spectacle commence d’ailleurs au cimetière, devant la tombe d’Hagop, où la voix d’Anna enregistrée par Agnès entre en dialogue avec celle de sa fille qui est face à nous. Et c’est aussi au creux d’un dialogue entre le singulier et l’universel, le passé et le présent, le certain et l’incertain, le réel et le fictif, que se tisse la question de la présence. Celle de la voix de la mère aujourd’hui disparue, celle du fantôme au parcours intime adossé à l’Histoire, et celle du corps en jeu qui nous offre sa vérité vibrante.
Le cahier, un don · Agnès Guignard
Un jour, je reçois des mains de ma mère un cahier d’école soigneusement rédigé. Elle y a retranscrit tout ce que son père, Hagop, a traversé. Un petit homme que j’ai connu, un grand-père fantomatique, réfugié arménien fuyant dans les années 20, l’empire ottoman et les violences du génocide de 1915-16. Il débarque à Marseille puis il est envoyé à Belfort dans l’Est de la France.
Sa présence pour moi est à tout jamais la trace d’un destin qui n’est pas le mien mais dont les fractures, pourtant, ont creusé en moi un sillon.
Me plongeant dans ce cahier, je me suis sentie comme un saumon qui remonte le courant de la rivière où il est né, prise dans un élan vital qui me dépassait.
En débutant le travail d’écriture, j’ai commencé par enregistrer ma mère, je voulais conserver la trace de nos échanges sans savoir ce que je voulais en faire. Je me suis bien entendu documentée sur la culture Arménienne et son Histoire.
Les Arméniens n’ont jamais cessé de lutter pour préserver leur espace vital et lutter contre les invasions au fil des siècles. Le conflit du Haut-Karabagh en est aujourd’hui à nouveau l’expression. Lutter partir ou mourir tel semble le destin de ce peuple.
A son échelle, le cahier est à lui tout seul une bataille contre l’oubli et la disparition !
Pour m’approprier ce legs, j’ai du découvrir l’histoire et par les mots, recréer un territoire nouveau au travers de la langue qui m’a amenée au théâtre...
Aujourd’hui le texte est un seule en scène. Les questions de la mémoire et de la transmission traversent le récit. Je suis face à ce que je sais d'Hagop et à tout ce que j’ignore aussi. Sa trajectoire se dépose entre affirmation et doute - sa vie d’exilé imprime cela - tous les papiers officiels se contredisent - les dates vrillent - où est la vérité ?
Existe-elle ?
Je chemine. Je dialogue avec la voix d’Anna, ma mère, aujourd’hui disparue, je frôle la présence d’Hagop, j’interroge la Grande Histoire, je convoque mes souvenirs d’enfant, la langue arménienne, Charlie Chaplin ...
La trajectoire d’Hagop nous révèle la manière dont un être humain apprivoise ses manques et apprend à vivre avec ses failles. Hagop n’est ni un exemple, ni un héros, juste un témoin, à mon sens, peu commun. Une figure universelle.
Une dernière chose ... Dans cette histoire, il ne s’agit jamais de pleurer mais bien de VIVRE !
La voix d’Anna avec sa vitalité inouïe et sa joie de vivre veille et vient me le rappeler si des fois j’oubliais!
PIEDS NUS, votke bobik c’est l’histoire d’une survivance, d’une échappée et d’une mémoire qui ne veut pas mourir.
C’est l’histoire d’Hagop Zournadjian, silencieux et malicieux, à part dans la communauté arménienne de Belfort où Hagop essaie de trouver sa place en préservant son goût pour la liberté.
Diyarbakir, Mardine, Mossoul, Alep, Bagdad, Beyrouth, Marseille ... Tout peut-il se réduire aux noms des villes et des continents traversés par Hagop ?
Comment la scène peut-elle rendre compte de l’épaisseur de ce qui a été et de ce qui n'a pas été ?
Comment révéler les bifurcations et les détours de la mémoire pour esquisser les contours de ce parcours intime adossé à la grande Histoire du 20e siècle ?
PIEDS NUS votke bobik se tisse au creux d’un dialogue entre le singulier et l’universel, entre ce que je sais d’Hagop et ce que je ne saurai jamais, entre vivants et morts, entre certitudes et incertitudes.
C’est l’histoire en filigrane, d’une transmission entre une mère et sa fille, du chemin partagé entre une mère et sa fille, avec son épaisseur de vie, de non-dits et d’amour.
PIEDS NUS (votke bobik)
12, 13.04
Salle Jean Louvet, La Louvière